Il arrive (trop) souvent qu’un homme à la rue depuis peu y reste et… se marginalise durablement en peu de temps, venant grossir les rangs des sans-abris. Parfois, on peut l’éviter… Surtout s’il y a déjà eu une prise en charge thérapeutique inhérente à une pathologie mentale et s’il y a de la famille dans le circuit. Éviter la rue à des malades dont la famille est dépassée ? Témoignage.
« 16h ce samedi. On sonne chez moi. Ce sont des voisines venues demander conseil. Elles savent que j’ai longtemps été maraudeuse et espèrent que je trouverai « une solution » : un homme dort à la rue, au coin de notre immeuble depuis mercredi. Elles l’ont nourri et vêtu plus chaudement mais ne savent pas quoi faire de plus.
J’enfile ma doudoune et les suit. En approchant, j’observe. Il est en chaussettes. L’une de mes voisines me dit que ses pieds enflés n’entrent pas dans ses chaussures. Ses mains et ses pieds sont en effet très gonflés. Il est encore propre (cheveux, pantalon, peau…) ce qui confirme qu’il n’est à la rue où on se salit très vite que depuis quelques jours. En revanche, si le voisinage s’est montré solidaire en lui apportant à manger, personne n’a songé à débarrasser les détritus qui l’environnent. Je compte les bols, assiettes et gobelets…. Qui correspondent en volume à 3 ou 4 jours sur place.
J’entame le dialogue. Qui devient vite confus. Entre réalité, énervement et évocations mystiques, on sent bien qu’il y a quelque chose qui relève de la psychiatrie chez ce jeune homme. Mais pas question d’aborder le sujet frontalement. Il évoque spontanément son frère qui habite l’immeuble mais se reprend tout aussi vite » je ne me souviens pas quelle porte ni quel étage ». Une voisine me dit que les pompiers se sont déplacés à sa demande le matin, mais qu’il a refusé la prise en charge. Je lui demande s’il accepte que j’appelle le 115 pour une mise à l’abri. Il pose quelques questions sur l’hébergement et accepte tout de suite, ce qui me conforte dans l’idée qu’il n’a pas l’habitude de cette prise en charge là… Je lui demande s’il veut bien que je consulte sa carte d’identité (le 115 demande les prénoms, noms, date et ville de naissance). Il accepte.
Je lui dit que je reviens et retourne chez moi pour téléphoner. D’abord au service de psychiatrie le plus proche de ma ville. Bingo ! Il en est sorti fin décembre. Le jeune homme souffre comme je le supposais de schizophrénie. J’obtiens de parler à un cadre du service qui accepte de prendre contact avec la famille et de leur confier mon téléphone. Nous convenons que je tente de les convaincre d’emmener le jeune homme aux urgences non pas de la ville, mais les plus proches de leur service. Ainsi, après avoir été examiné, un transfert pourra être rapidement décidé entre les médecins.
1h après, le frère du jeune homme me contacte. Celui-ci affirme que « les médicaments sont mauvais pour la santé et qu’il n’a vu aucune objection quand son frère a interrompu le traitement. Mais il reconnait aussi que la vie est très vite devenue impossible ». En 5 ans de maraudes, j’en ai croisé à la rue des personnes sans-abri qui souffrent de pathologies mentales… Et s’il est difficile de savoir avec certitude si la rue rend fou ou si la folie conduit à la rue, une chose est sûre : les deux sont incompatibles ! Malheureusement – et prévisiblement – la plupart des personnes sans-abri atteintes de troubles mentaux refusent l’hospitalisation en psychiatrie. Il faut y aller sur la pointe des pieds.
Donc, nous retournons ensemble auprès du jeune homme. Je lui propose de rappeler les pompiers afin qu’ils ne conduisent avec son frère aux urgences médicales pour soigner ses mains et ses pieds. Il est d’accord. Je préviens le service des urgences qu’avant de le laisser sortir, il convient de contacter le médecin de permanence de l’hôpital psychiatrique. Et je préviens ce dernier de son départ pour les urgences. Quelques heures plus tard, son frère passe donner des nouvelles : le jeune homme est de retour en psychiatrie.
Pour combien de temps ? Aucune idée… Mais si un travail n’est pas entrepris avec la famille pour la convaincre de la nécessite d’un bon suivi médical ET si un soutien auprès des la famille dépassée ne se met pas en place, il y a de fortes chances que le jeune homme se retrouve rapidement de nouveau à la rue ou… pire !
Aller plus loin
Les troubles cognitifs et comportementaux du malade sont souvent pénibles pour l’entourage familial qui peut avoir du mal à les comprendre et éprouver un sentiment d’impuissance et de désespoir. Cette souffrance des aidants familiaux a deux types de conséquences. D’une part, une dégradation de la qualité de vie et de la santé des aidants, induisant un surcoût en termes de santé publique, et, d’autre part, l’épuisement des aidants, entraînant une baisse des capacités d’aide qui conduit à un transfert de charge vers le système de santé et à une augmentation du niveau d’émotions exprimées qui est un facteur important du risque de rechute du malade ou… la conduite à la rue des malades !
L’orientation des familles vers des associations de familles et la mise en place de ce qu’on appelle des groupes psychoéducatifs destinés aux familles sont deux mesures complémentaires qui ont fait leur preuve pour réduire cette souffrance des aidants familiaux. La psychoéducation des familles, qui est une approche cognitivocomportementale bien spécifique, semble avoir un effet d’une amplitude équivalente à l’effet médicamenteux dans la prévention des rechutes du malade pour un coût bien moindre. La combinaison de ces deux approches est une pratique qui devrait se généraliser pour assurer une meilleure évolution du malade et réduire des surcoûts évitables.